lundi 25 mai 2015

Emmanuel Carrère adapté au théâtre

Un mien ami m'a fait cette demande : « Il me semble que ma critique de ce spectacle serait autrement visible si elle n'était pas exclusivement mise en statut public sur mon mur facebook. Et comme le seul blog que je rédige est gastronomique - et que du théâtre n'y trouvera psa sa place -, pourrais-tu mettre copie de ma critique sur ton blog foutraque ? D'avance, merci, Gatto. »
 
Pièce à conviction n°1 : extrait du roman D'autres vies que la mienne, d'Emmanuel Carrère - ligne de dialogue reprise intégralement par David Nathanson dans sa pièce.
« Tu es le seul type que je connaisse capable de penser que l’amitié de deux juges boiteux et cancéreux qui épluchent des dossiers de surendettement au tribunal d’instance de Vienne, c’est un sujet en or. En plus, ils ne couchent pas ensemble et, à la fin, elle meurt. J’ai bien résumé ? C’est ça, l’histoire ? »
Pièce à conviction n°2 : propos du comédien David Nathanson, recueillis au bar "Au Vrai Paris", mardi 19 mai 2015, à l'issue de sa troisième représentation de D'autres vies que la mienne.
« J'ai lu le livre, à sa sortie en 2009. J'ai été bouleversé. Ces dernières années, j'y revenais régulièrement. Et puis je l'ai envoyé à Tatiana (Werner, metteur en scène, NDR), qui ne connaissait pas, qui l'a lu et m'a rappelé, elle aussi bouleversée après la lecture, pour me dire que oui, on allait en faire quelque chose. Pour l'adaptation, on a pris chacun un exemplaire du roman pour surligner les passages qu'on voulait garder ; au final, on avait sélectionné quasiment les mêmes extraits. »
Alors, fallait-il adapter au théâtre ce roman d'Emmanuel Carrère - qui a déjà fait, en 2011, amputée de sa partie "tsunami", l'objet d'une adaptation cinématographique (Toutes nos envies, de Philippe Lioret, film sorti, hélas pour son score au box office, une semaine après Intouchables) ?
La réponse est bien évidemment oui.
Oui car, comme le stipule la pièce à conviction n°1, un sujet improbable peut déboucher sur un très très grand roman, avec une écriture magnifique qui vous emporte.
Oui car David et Tatiana n'en sont pas à leur première adaptation et mise en scène d'un roman dont les faits rapportés sont bien réels.
A ceci près que, si Le Nazi et le barbier, d'Edgar Hilsenrath, permettait au comédien de camper une galerie de personnages aussi différents que truculents et drôles dans la terrible adversité historique de l'Holocauste, D'autres vies que la mienne demande un jeu d'acteur complètement différent et une mise en scène plus sobre. On ne peut pas, à tout moment, avec ce Carrère-là, flirter avec la limite de la gaudriole. Ne serait-ce que par respect envers certains personnages (le juge Etienne Rigal, Patrice et ses trois fillettes, etc.) qui sont bien réels et toujours vivants.
Oui car, comme le stipule la pièce à conviction n°2, que serait un artiste qui ne peut pas donner vie à ses envies, à un projet qui lui tient à cœur et en lequel il croit ? Que serait le théâtre, en général, s’il n’y avait aucune prise de risque ? Fade et répétitif, concédez-le.
Passons maintenant à la pièce D'autres vies que la mienne, qui s’articule en trois actes et un épilogue.
En fond de scène, un immense rideau de fils fait office d’écran de projection ; du déjà vu, certes, mais le "diaporama", associé à des musiques judicieuses (euh… on en parle de Gilbert Montagné ?, NDR), sert le propos – parfois, ce genre d’artifice de mise en scène crée une diversion tape-à-l’œil mais là, absolument pas.
Le premier acte s’intitule "Tsunami". David Nathanson est le narrateur. Il est Emmanuel Carrère, qui parle à la première personne, un "je" grande constante de son œuvre littéraire. Avouons-le, il faut s’accrocher. J’ai, à certains moments, fermé les yeux et ai eu l’impression d’une pièce radiophonique, pendant laquelle je me faisais ma propre représentation, des images du film Lo Imposible (J.A. Bayona, 2012, avec Ewan McGregor et Naomi Watts) me revenant en masse. Ma compagne, elle, se revoyait le soir, à la veillée, en train de lire le roman de Carrère, mot pour mot.
Cette première partie n’a pas de rapport évident avec la suite – ce qui explique que Lioret s’en est passé dans son film – et pourtant, elle en est indissociable comme le stipulera l’épilogue.
Le second acte, consacré au juge Etienne Rigal, est plus enjoué bien qu’il soit la pure émanation de la pièce à conviction n°1 : le cancer, maladie terrible qui tue des hommes et des femmes de valeur, des amis, des membres de votre famille. Mais aussi ce cancer que sont les sociétés qui vendent du crédit à la consommation, qui mettent au fond du trou des misérables qui ne possèdent rien.
David endosse alors le costume du juge boiteux et Tatiana s’éclate à la mise en scène. On rit. Beaucoup. Une manière de ne pas s’apitoyer. Un apitoiement que refuse, avec colère, Etienne : on n’est pas là face à une émission de télé putassière où on vous étale la misère du monde pour que vous puissiez vous rassurer. On est chez Emmanuel Carrère. Et ses personnages, de vraies personnes, sont héroïques, altruistes. On les aime. On voudrait être eux même si on sait qu’ils vont mourir, à plus ou moins brève échéance.
Le troisième acte, "Juliette" (l’autre juge boiteuse et cancéreuse), nous confronte à la mort, injuste, de la mère de trois adorables fillettes. Par certains côtés, cette partie nous ramène à la première mais, heureusement, l’acte Etienne nous ayant remis du baume au cœur, on se prend à mieux encaisser ce coup du sort intolérable. David devient Patrice, le veuf qui va devoir élever ses trois filles orphelines de mère. Et nous emmène, doucement mais sûrement, par petites touches, avec émotion (avec larmes à la clef, NDR) jusqu’à l’épilogue que résume si bien sa citation de Tchekhov dans sa note d’intention : « Il faut enterrer les morts et réparer les vivants. »
Au final, un très beau moment de théâtre, qui donne envie de lire du Carrère. J’espère ardemment que D’autres vies que la mienne trouvera son public – nous n’étions qu’une dizaine dont quatre amis à cette troisième représentation d’hier soir – comme Le Nazi et le barbier a fini par remplir les salles.
D'autres vies que la mienne, mise en scène de Tatiana Werner, avec David Nathanson, Manufacture des Abbesses.